L’Organisation Communiste Libertaire (OCL) a traduit ces deux articles sur le Rojava. Le premier a été écrit par Janet Biehl, proche des écologistes sociaux. Le 2ème provient de David Graeber, auteur d’un ouvrage important sur la dette et à l’origine du mouvement Occupy Wall Street à New York. Tout deux et quelques autres activistes et universitaires ont eu l’occasion de faire un voyage dans le Rojava, en Syrie et de découvrir comment les institutions démocratiques mises en place par les communautés kurdes sur place fonctionnaient.
Source : http://oclibertaire.free.fr/spip.php?article1623
Mes impressions du Rojava
par Janet Biehl (*)
Publié le 15 décembre 2014
Du 1er au 9 décembre, j’ai eu le privilège de visiter le Rojava dans le cadre d’une délégation d’universitaires d’Autriche, d’Allemagne, de Norvège, de Turquie, du Royaume-Uni et des États-Unis.
Nous nous sommes retrouvés à Erbil, en Irak, le 29 novembre et avons consacré la journée du lendemain à nous renseigner sur ce pétro-État connu sous le nom de Gouvernement régional kurde (KRG), avec sa politique pétrolière, sa politique clientéliste, ses partis rivaux (PDK et UPK) et ses aspirations apparentes à imiter Dubaï. Nous en avons rapidement eu assez et le lundi matin nous avons été soulagés de nous rendre jusqu’au Tigre, où nous avons traversé la frontière avec la Syrie et sommes entrés dans le Rojava, la région autonome majoritairement kurde du nord de la Syrie.
Le lit du Tigre était étroit, mais la société en pleine révolution sociale et politique que nous avons rencontrée sur la rive opposée ne pouvait pas être plus différente que celle du KRG. Quand nous avons débarqué, nous avons été accueillis par les Asayis, ou forces de sécurité civiles de la révolution ; les Asayis rejettent l’étiquette de police, car la police sert l’État, alors qu’eux servent la société. Au cours des neuf jours suivants, nous allons explorer l’autogouvernement révolutionnaire du Rojava dans un état d’immersion totale à l’ancienne (nous n’avons pas eu accès à Internet pour nous distraire).
Les deux organisateurs de notre délégation – Dilar Dirik (talentueuse doctorante à l’Université de Cambridge) et Devris Çimen (leader de Civaka Azad, le Centre kurde pour les relations publiques en Allemagne) – nous avaient préparé une tournée intensive des différentes institutions révolutionnaires.
Le Rojava se compose de trois cantons non contigus géographiquement ; nous ne verrons que celui situé le plus à l’est, Cizîrê, à cause de la guerre en cours avec l’État islamique qui fait rage à l’ouest, en particulier à Kobanê. Mais partout où nous sommes allé, nous avons été chaleureusement accueillis.
Au début, la vice-ministre des Affaires étrangères, Amina Ossi, nous a présenté l’histoire de la révolution. Le régime baasiste, un système de pouvoir à parti unique, avait depuis longtemps insisté sur le fait que tous les Syriens étaient des Arabes et a tenté d’‟arabiser” de quatre millions de Kurdes du pays, en réprimant leur identité et en retirant la citoyenneté à ceux qui s’opposaient. Après que les groupes d’opposants tunisiens et égyptiens se soient insurgés au cours du Printemps arabe de 2011, les Syriens rebelles, pour se soulever, se sont lancés dans une guerre civile. Au cours de l’été 2012, l’autorité du régime s’est effondrée dans le Rojava et les Kurdes n’ont pas eu trop de mal à convaincre de façon non violente ses fonctionnaires de partir. Les Rojavans (je vais les appeler ainsi parce que, s’ils sont Kurdes pour la plupart, il y a aussi des Arabes, des Assyriens, des Tchétchènes et d’autres) ont dû faire face à un choix : s’aligner soit avec le régime qui les avait persécutés, soit avec les groupes de combattants de l’opposition, le plus souvent islamiques.
Les Kurdes de Rojava étant relativement laïcs, ils ont refusé les deux bords et ont préféré décider de se lancer dans une Troisième Voie, fondée sur les idées d’Abdullah Öcalan, le leader kurde emprisonné qui a repensé la question kurde, la nature de la révolution et une modernité alternative à l’État-nation et au capitalisme. Initialement, sous sa direction, les Kurdes avaient combattu pour un État, mais il y a plusieurs décennies, toujours sous sa direction, leur objectif a commencé à changer : ils rejettent maintenant l’État en tant que source d’oppression et à la place s’efforcent de conquérir l’autonomie, une démocratie populaire. En s’inspirant de manière éclectique de diverses sources situées dans l’histoire, la philosophie, la politique et l’anthropologie, Öcalan a proposé le Confédéralisme Démocratique, nom donné à un programme global comprenant une démocratie de bas en haut [bottom-up], l’égalité des genres, l’écologie et une économie coopérative. La mise en œuvre de ces principes, dans les institutions non seulement de l’autogouvernement démocratique, mais aussi dans l’économie, l’éducation, la santé et les questions de genre, est appelé Autonomie Démocratique.
Sous leur Troisième Voie, les trois cantons du Rojava ont déclaré l’Autonomie Démocratique et l’ont formellement établie dans un ‟contrat social” (le terme non étatiste utilisé à la place de ‟constitution”). En vertu de ce programme, ils ont créé un système d’autogouvernement populaire, basé sur des assemblées communales de voisinage (comprenant plusieurs centaines de ménages chacune), auxquelles n’importe qui peut participer et avec le pouvoir s’exerçant de bas en haut par des députés élus au niveau de la ville et des cantons.
Lorsque notre délégation a visité un quartier de Qamislo, nous avons assisté à une réunion du conseil populaire local, où l’électricité et les questions relatives aux femmes, la résolution de conflits et les familles des martyrs étaient discutés ; des hommes et des femmes avaient pris place, étaient assis et participaient ensemble. Ailleurs dans Qamislo, nous avons assisté à une assemblée de femmes qui s’attaquait aux problèmes spécifiques à leur genre.
Le genre est d’une importance particulière pour ce projet d’émancipation humaine. Nous avons rapidement réalisé que la Révolution du Rojava est fondamentalement une révolution de femmes. Cette partie du monde est traditionnellement une terre d’extrême oppression patriarcale : être née femme, c’est courir le risque d’abus violents, le mariage dès l’enfance, les crimes d’honneur, la polygamie, et plus encore. Mais aujourd’hui, les femmes du Rojava s’affranchissent de cette tradition et participent pleinement à la vie publique : à tous les niveaux de la politique et de la société, le leadership institutionnel ne consiste plus en une position unique, mais en deux, un homme et une femme, tous deux responsables, par souci d’égalité de genres mais aussi pour que le pouvoir ne soit pas concentré dans les mains d’une seule personne.
Les représentantes des Yekitiya Star, l’organisation qui chapeaute les groupes de femmes, ont expliqué que les femmes sont essentielles pour la démocratie – elles ont même défini, de façon saisissante, que ce qui s’oppose à la liberté des femmes n’était pas tant le patriarcat que l’État-nation et la modernité capitaliste. La révolution des femmes vise à libérer tout le monde. Les femmes sont à cette révolution ce que le prolétariat était pour les révolutions marxistes-léninistes du siècle passé. Elle a profondément transformé non seulement le statut des femmes, mais tous les aspects de la société.
Même ceux qui sont traditionnellement des mâles comme les militaires. Les Unité de Protection du Peuple (YPG), qui ont été rejoints par les YPJ, des unités de femmes, dont les photos sont maintenant mondialement connues, défendent la société contre les forces djihadistes de l’EI et d’Al-Nosra avec des kalachnikovs et avec, peut-être tout aussi redoutablement, un engagement intellectuel et émotionnel féroce, non seulement pour la survie de leur communauté, mais pour leurs idées et aspirations politiques. Lorsque nous avons visité une réunion des YPJ, on nous a dit que l’éducation des combattantes se compose non seulement d’une formation sur des questions pratiques comme les armes mais aussi sur l’Autonomie Démocratique. Nous nous battons pour nos idées, ont elles souligné à chaque fois. Deux des femmes qui nous ont rencontrées avaient été blessées dans la bataille ; une assise avec une poche IV [intraveineuse], une autre avec une béquille en métal ; les deux, grimaçantes de douleur, mais avec le courage et l’autodiscipline nécessaires pour participer à notre session.
Les Rojavans se battent pour la survie de leur communauté, mais surtout, comme les combattantes des YPJ nous l’ont affirmé, pour leurs idées. Ils ont même placé l’instauration réussie de la démocratie au-dessus de l’ethnicité. Leur contrat social affirme l’inclusion des minorités ethniques (Arabes, Tchétchènes, Assyriens) et des religions (musulmans, chrétiens, yézidis). L’Autonomie Démocratique dans la pratique semble faire l’impossible pour inclure les minorités, sans l’imposer aux autres contre leur gré, laissant la porte ouverte à tous.
Lorsque notre délégation a demandé à un groupe d’Assyriens de nous raconter les défis que leur posent l’Autonomie Démocratique, ils nous ont dit qu’ils n’en avaient aucun. En neuf jours, nous ne pouvions pas écumer l’ensemble du Rojava avec tous ses problèmes et nos interlocuteurs admettaient candidement que le Rojava est loin d’être irréprochable. Mais aussi loin que j’ai pu le voir, le Rojava aspire à tout le moins à faire exister durablement la tolérance et le pluralisme dans une partie du monde qui a connu beaucoup trop de fanatisme et de répression – et quel que soit son degré de réussite, cela mérite d’être salué.
Le modèle économique du Rojava « est le même que son modèle politique », nous a déclaré un conseiller en économie à Derik : créer une « économie communautaire », construire des coopératives dans tous les secteurs et éduquer les gens dans cette idée. Le conseiller a exprimé sa satisfaction dans le fait que, même si 70% des ressources du Rojava doivent aller à l’effort de guerre, l’économie parvient toujours à répondre aux besoins de base de chacun. Ils essaient d’atteindre l’autosuffisance, car ils y sont obligés : le fait crucial est que le Rojava est placé sous embargo. Il ne peut ni exporter ni importer avec son voisin immédiat du nord, la Turquie, qui voudrait voir disparaître l’ensemble du projet kurde. Même le KRG, compatriotes kurdes mais économiquement dépendants de la Turquie, observe l’embargo, bien que le commerce transfrontalier KRG-Rojava se développe maintenant, dans le sillage de l’évolution politique. Mais le pays manque encore de ressources. Cela ne tempère pas leur esprit : « Même s’il n’y avait plus que du pain, nous en aurions tous une part », nous a déclaré le conseiller.
Nous avons visité une école supérieure en économie et des coopératives économiques : une coopérative de couture à Derik confectionnant des uniformes pour les forces de défense ; une serre coopérative faisant pousser des concombres et des tomates ; une coopérative laitière à Rimelan, où un nouveau hangar était en construction. Les régions kurdes sont les parties les plus fertiles de la Syrie, approvisionnant abondamment le pays en blé, mais le régime baasiste avait délibérément maintenu la région dans un état préindustriel, uniquement comme une source de matières premières. Ainsi le blé était cultivé, mais ne pouvait pas être transformé en farine. Nous avons visité un moulin, nouvellement construit depuis la révolution, improvisé à partir de matériels locaux. Il fournit désormais la farine pour le pain consommé dans le canton de Cizîrê, dont les habitants obtiennent trois pains par jour.
De même, Cizîrê était la principale source de pétrole de la Syrie, avec plusieurs milliers de plates-formes pétrolières, principalement dans la région de Rimelan. Mais le régime du parti Baas a fait en sorte que le Rojava n’ait aucune raffinerie, ce qui obligeait à transporter le pétrole brut vers des raffineries situées ailleurs en Syrie. Mais depuis la révolution, les Rojavans ont improvisé deux nouvelles raffineries de pétrole, qui servent principalement à fournir le gasoil pour les générateurs qui alimentent le canton. L’industrie pétrolière locale, si l’on peut l’appeler ainsi, produit juste assez pour les besoins locaux, pas plus.
Le niveau d’improvisation est frappant dans tout le canton. Plus nous parcourions le Rojava, plus je m’émerveillais du caractère de bricolage [do-it-yourself] de la révolution, de sa confiance dans l’ingéniosité locale avec les rares matériaux disponibles. Mais ce n’est que lorsque nous avons visité différentes académies – l’académie des femmes à Rimelan et l’Académie Mésopotamienne à Qamislo – que je me suis rendue compte que cela faisait partie intégrante du système dans son ensemble.
Le système d’éducation dans le Rojava est non traditionnel, en ce qu’il rejette les idées de hiérarchie, de pouvoir et d’hégémonie. Au lieu de suivre une hiérarchie enseignant-élève, les élèves apprennent les uns des autres et apprennent de l’expérience des autres. Les élèves apprennent ce qui est utile, des questions pratiques ; ils « recherchent la signification », comme on nous l’a dit, dans le domaine intellectuel. Ils ne mémorisent pas ; ils apprennent à penser par eux-mêmes et à prendre des décisions, à devenir les sujets de leurs propres vies. Ils apprennent à gagner en capacité propre et à participer à l’Autonomie Démocratique.
Les portraits d’Abdullah Öcalan sont partout, ce qui pour des yeux occidentaux pourraient suggérer quelque chose d’orwellien : endoctrinement, croyance aveugle. Mais interpréter ces images de cette façon serait passer à côté de la situation dans son ensemble. « Personne ne vous donnera vos droits », nous a déclaré quelqu’un en citant Öcalan « vous aurez à combattre pour les obtenir. » Et pour mener à bien cette lutte, les Rojavans savent qu’ils doivent éduquer à la fois eux-mêmes et la société. Öcalan leur a enseigné le confédéralisme démocratique comme un ensemble de principes ; leur rôle a été de comprendre comment le mettre en œuvre, dans l’Autonomie Démocratique, et ainsi de s’émanciper.
Historiquement, les Kurdes ont eu peu d’amis. Ils ont été ignorés par le Traité de Lausanne qui a divisé le Moyen-Orient après la Première Guerre mondiale. Pendant la majeure partie du siècle dernier, ils ont souffert en tant que minorités en Turquie, en Syrie, en Iran et en Irak. Leur langue et leur culture ont été réprimées, leurs identités niées, leurs droits humains annulés. Ils sont du mauvais côté de l’OTAN, où la Turquie est autorisée à faire ce qu’elle veut sur les questions kurdes. Ils ont longtemps été des étrangers. Cette expérience a été brutale, impliquant la torture, l’exil et la guerre. Mais elle leur a aussi donné une force et une indépendance d’esprit. Öcalan leur a enseigné comment redéfinir les termes de leur existence d’une manière qui leur donne la dignité et le respect de soi.
Cette révolution faite de bricolage par une population instruite est placée sous embargo par ses voisins et se débrouille pour réussir de justesse. C’est néanmoins un effort qui pousse les espérances humaines vers l’avant. Dans le sillage du XXe siècle, beaucoup de gens en sont venus aux pires conclusions sur la nature humaine, mais dans ce vingt et unième siècle, les Rojavans sont en train d’établir une nouvelle mesure de ce que les êtres humains sont capables de faire ; dans un monde perdant rapidement tout espoir, ils brillent comme un phare.
N’importe qui ayant un peu de foi en l’humanité devrait souhaiter bonne chance aux Rojavans pour leur révolution et faire ce qu’ils peuvent pour les aider à réussir. Ils devraient exiger que leurs gouvernements cessent de permettre à la Turquie de définir une politique internationale de rejet envers les Kurdes et envers l’Autonomie Démocratique. Ils doivent exiger la fin de l’embargo contre le Rojava.
Les membres de la délégation à laquelle j’ai participé (même si je ne suis pas une universitaire) ont bien fait leur travail. Bienveillants à l’égard de la révolution, ils ont néanmoins posé des questions difficiles au sujet des perspectives économiques du Rojava, sur les usages de l’ethnicité et le nationalisme et sur d’autres sujets encore. Les Rojavans que nous avons rencontrés, habitués à se confronter à des questions difficiles, ont répondu de manière réfléchie et ont même bien accueilli la critique. Les lecteurs intéressés à en apprendre davantage à propos de la Révolution du Rojava pourront se référer avec intérêt aux écrits à venir des autres membres de la délégation : Welat (Oktay) Ay, Rebecca Coles, Antonia Davidovic, Eirik Eiglad, David Graeber, Thomas Jeffrey Miley, Johanna Riha, Nazan Ustundag et Christian Zimmer. Quant à moi, j’aurais beaucoup plus de choses à dire que ce que permet ce court article et j’ai l’intention d’écrire un autre travail, qui incorporera des dessins que j’ai faits pendant le voyage.
(*) Janet Biehl (1953-) est auteure, éditrice et graphiste vivant à Burlington, Vermont, États-Unis. À la fin des années 1980, elle a été fortement impliquée avec les Burlington Greens et le Réseau Left Green, et pendant plus de deux décennies a participé à la popularisation et aux développements de la théorie et de la politique de l’écologie sociale.
De 1987 à 2000, elle a publié et, avec Murray Bookchin, co-édité Left Green Perspectives. Elle était membre du premier comité de rédaction de notre journal Communalism. Elle a écrit sur le municipalisme libertaire et tout un éventail de critiques de l’écologie profonde, l’éco-féminisme et les tendances d’extrême-droite. Biehl ne se considère plus comme partie prenante du mouvement de l’écologie sociale mais ses écrits demeurent une source d’inspiration.
Parmi ses livres signalons Rethinking Ecofeminist Politics (1991) et The Politics of Social Ecology : Libertarian Municipalism (1997 ; sur lequel se sont basées une série de conférences internationales). Elle a également édité The Murray Bookchin Reader (1997) et a écrit plusieurs articles sur la vie et la pensée de Bookchin. Biehl était la partenaire et collaboratrice de Bookchin et travaille actuellement sur sa biographie politique.
Source : ici
Traduction : OCLibertaire
« Non, c’est une véritable révolution »
Par David Graeber et Pinar Öğünç
Le 26 décembre 2014
Professeur d’anthropologie à la London School of Economics, activiste, anarchiste, David Graeber avait écrit un article pour The Guardian en octobre dernier, au moment des premières semaines d’attaques de l’EI contre Kobanê (Kurdistan au nord de la Syrie) et demandait pourquoi le monde ignorait les révolutionnaires Kurdes de Syrie.
Évoquant son père qui s’était porté volontaire pour combattre dans les Brigades internationales en défense de la République espagnole en 1937, il posait la question : « S’il y avait un parallèle à faire aujourd’hui avec les dévots superficiels de Franco, les tueurs phalangistes, qui serait-il sinon l’État Islamiste ? S’il y avait un parallèle à faire avec les Mujeres Libres d’Espagne, lequel peut-il être sinon ces femmes courageuses qui défendent les barricades à Kobanê ? Le monde – et cette fois le plus scandaleusement qui soit, la gauche internationale – va-t-il vraiment être complice d’avoir laissé l’histoire se répéter ? »
Selon Graeber, la région autonome de Rojava qui s’est fait connaitre avec un ‟contrat social” en 2011 avec trois cantons anti-étatistes et anticapitalistes, est aussi une expérience démocratique remarquable dans la période actuelle.
Au début du mois de décembre, avec un groupe de huit personnes, étudiants, activistes, universitaires de différentes régions d’Europe et des États-Unis, il a passé dix jours dans le Cizîrê – un des trois cantons de Rojava. Il a eu l’occasion d’observer la pratique de l’‟autonomie démocratique” sur place et de poser des dizaines de questions. Maintenant, il raconte ses impressions de ce voyage avec des questions et des réponses plus complètes sur pourquoi cette ‟expérience” des Kurdes syriens est ignorée par le monde entier.
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Dans ton article pour The Guardian tu demandais pourquoi le monde entier ignorait « l’expérience démocratique » des Kurdes syriens. Après l’avoir vécu pendant dix jours, as-tu une nouvelle question ou peut-être une nouvelle réponse à cette question ?
Si quelqu’un avait encore un doute sur le fait de savoir s’il s’agit vraiment d’une révolution ou juste de la poudre aux yeux, je dirais que la visite a définitivement réglé la question. Il y a encore des gens qui parlent comme ça : ce n’est qu’une façade du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), en réalité, c’est une organisation autoritaire stalinienne qui fait semblant d’avoir adopté la démocratie radicale. Non. Ils sont réellement sincères. C’est une véritable révolution. Mais d’une manière qui est précisément le problème. Les grandes puissances se sont engagées elles-mêmes dans une idéologie qui dit que les véritables révolutions ne peuvent plus arriver. Pendant ce temps, beaucoup de gens à gauche, même dans la gauche radicale, semblent avoir tacitement adopté une politique très semblable, même s’ils font encore croire superficiellement mais bruyamment qu’ils sont encore révolutionnaires. Ils se placent dans une sorte de cadre ‟anti-impérialiste” puritain qui considère que les seuls acteurs qui comptent sont les gouvernements et les capitalistes et que c’est là que se situe le seul jeu dont il vaut la peine de parler. Un jeu dans lequel on fait la guerre, on fabrique des méchants mythiques, on s’empare du pétrole et des autres ressources, on met en place des réseaux clientélistes ; c’est le seul jeu qui compterait. Les gens dans le Rojava disent : nous ne voulons pas jouer à ce jeu. Nous voulons créer un nouveau jeu. Beaucoup de gens trouvent cela déroutant et dérangeant, aussi ils choisissent de croire que ce n’est pas ça qui se passe réellement ou que les gens sont trompés ou malhonnêtes ou naïfs.
Depuis le mois d’octobre, nous voyons une solidarité croissante de la part de différents mouvements politiques de partout dans le monde. Il y a eu une couverture énorme et assez enthousiaste de la résistance de Kobanê par les grands médias du monde. La position politique concernant le Rojava en Occident a évolué dans une certaine mesure. Ce sont tous des signes significatifs mais penses-tu que l’autonomie démocratique et ce qui est expérimenté dans les cantons du Rojava sont suffisamment examinés ? Dans quelle mesure la perception générale du ‟ce sont des gens courageux qui combattent le mal de notre époque, l’EI” dominent cette approbation et cette fascination ?
Je trouve remarquable que tant de gens en Occident voient ces cadres féministes armées, par exemple, et ne réfléchissent même pas sur les idées qui logiquement doivent se trouver derrière. Ils se figurent que c’est arrivé comme ça, spontanément. « Je suppose que c’est une tradition kurde ». Dans une certaine mesure, c’est de l’orientalisme évidemment, ou pour faire simple, du racisme. Il ne leur vient pas à l’idée que des gens au Kurdistan peuvent aussi lire Judith Butler. Au mieux, ils pensent : « Oh, ils essaient de parvenir aux normes occidentales de la démocratie et des droits des femmes. Je me demande si c’est sincère ou destiné à l’étranger ». Il ne leur semble tout simplement pas possible qu’ils puissent prendre ces éléments et pousser les ‟normes occidentales” dans une voie BEAUCOUP plus éloignée qu’elles ne l’ont jamais été ; qu’ils puissent véritablement croire en ces principes que les États occidentaux ne font que professer.
Tu as mentionné l’approche de la gauche envers le Rojava. Comment cette question est-elle reçue dans les communautés internationales anarchistes ?
La réaction dans les communautés internationales anarchistes a été incontestablement mitigée. Je trouve cela un peu difficile à comprendre. Il y a un groupe d’anarchistes très important – généralement les éléments les plus sectaires – qui insistent sur le fait que le PKK est encore un groupe ‟stalinien” autoritaire et nationaliste qui aurait adopté Bookchin et d’autres idées de la gauche libertaire pour séduire la gauche antiautoritaire en Europe et en Amérique. Il m’a toujours semblé que c’était là l’une des idées les plus stupides et les plus narcissiques que j’ai jamais entendue. Même si l’hypothèse était correcte et qu’un groupe marxiste-léniniste ait décidé de simuler une idéologie pour obtenir un soutien de l’étranger, pourquoi diable auraient-ils choisi les idées anarchistes développées par Murray Bookchin ? Ce serait la tactique la plus stupide qui soit. Il est évident que s’ils avaient fait semblant d’être des islamistes ou des libéraux, ils auraient obtenu des armes en quantité et un vrai soutien matériel. Quoi qu’il en soit, je pense que beaucoup de gens dans la gauche internationale, et dans la gauche anarchiste inclue, fondamentalement, ne veulent pas vraiment gagner. Ils ne peuvent pas imaginer qu’une révolution puisse vraiment survenir et, secrètement, ils ne le veulent même pas, car cela signifierait partager leur club cool avec des personnes ordinaires ; ils ne seraient plus particuliers et différents. Ainsi de cette façon, il est assez utile de distinguer et séparer les vrais révolutionnaires des frimeurs. Et les vrais révolutionnaires sont restés fermes…
Qu’est-ce qui t’as le plus impressionné dans le Rojava à propos de cette pratique de l’autonomie démocratique ?
Il y a eu tant de choses impressionnantes. Je ne pense pas avoir jamais entendu parler d’une quelconque autre partie du monde dans laquelle il y ait eu une situation de double pouvoir et où ce sont les mêmes forces politiques qui en auraient créé deux pôles. Il y a l’‟auto-administration démocratique”, qui dispose de toutes les formes et de tous les attributs d’un État – Parlement, ministères, etc. – mais il a été créé pour être soigneusement séparé des moyens coercitifs du pouvoir. Ensuite, vous avez la TEV-DEM (le Mouvement de la société démocratique), pilotant de bas en haut (bottom-up) des institutions directement démocratiques. En fin de compte – et ceci est fondamental – les forces de sécurité sont responsables devant les structures dirigées de bas en haut et non devant celles commandée de haut en bas. Un des premiers endroits que nous avons visités était une académie de police (Asayiş). Tous ont dû suivre des cours de résolution non violente des conflits et de théorie féministe avant qu’ils ne soient autorisés à toucher une arme à feu. Les co-directeurs nous ont expliqué que leur but ultime était de donner à chaque personne dans le pays six semaines de formation de policier, de telle sorte qu’au final, ils pourraient éliminer la police.
Que répondrais-tu à certaines critiques concernant le Rojava ? Par exemple : « Ils n’auraient pas fait cela en temps de paix. C’est à cause de l’état de guerre »…
Je pense que la plupart des mouvements, confrontés à de graves conditions de guerre, n’auraient pas aboli immédiatement la peine capitale, dissous la police secrète et démocratiser l’armée. Les unités militaires par exemple élisent leurs officiers.
Il y a aussi une autre critique, qui est très populaire dans les milieux pro-gouvernementaux ici en Turquie : « Le modèle que les Kurdes – dans la ligne du PKK et PYD (le Parti de l’Union démocratique kurde) – tentent de promouvoir n’est pas réellement accepté par tous les peuples qui vivent là-bas. Cette structure multi-… est seulement à la surface, comme symbole »…
Le président du canton de Cizîrê est un Arabe, en fait le chef d’une importante tribu locale. Je suppose que vous pourriez dire qu’il n’est qu’une marionnette. En un sens, comme l’ensemble du gouvernement. Mais même si vous regardez les structures qui fonctionnent de bas en haut, ce n’est absolument pas les seuls Kurdes qui y participent. On m’a dit que le seul vrai problème était avec certaines colonies de la ‟ceinture arabe”, des gens qui ont été amenés là par les baasistes dans les années 1950 et 60 en provenance d’autres régions de la Syrie dans le cadre d’une politique délibérée visant à marginaliser et assimiler les Kurdes.
Quelques-unes de ces communautés, m’a-t-on dit, sont assez hostiles à la révolution. Mais les Arabes dont les familles sont là depuis des générations, ou les Assyriens, Kirghizes, Arméniens, Tchétchènes, etc., sont assez enthousiastes. Les Assyriens avec lesquels nous avons parlé nous ont dit qu’après une longue relation difficile avec le régime, ils avaient le sentiment d’avoir enfin acquis la liberté religieuse et l’autonomie culturelle. Probablement, le problème le plus inextricable est celui de la libération des femmes. Le PYD et le TEV-DEM le voient comme absolument fondamental dans leur idée de révolution, mais ils ont aussi le problème de devoir gérer des alliances les plus vastes avec des communautés arabes qui estiment que cela viole leurs principes religieux fondamentaux. Par exemple, alors que les syriacophones ont leur propre organisation de femmes, les Arabes n’en ont pas, et les filles arabes intéressées par l’idée de s’organiser autour des questions de genre ou même pour assister à des séminaires féministes, doivent se raccrocher aux Assyriens ou même aux Kurdes.
Il ne faut pas tomber dans le piège de ce « cadre ‟anti-impérialiste” puritain » que tu as mentionné plus tôt, mais que dirais-tu à la remarque disant que l’Occident/l’impérialisme demandera un jour aux Kurdes syriens de payer le prix du soutien qu’ils leur ont fourni. Qu’est-ce que l’Occident pense exactement de ce modèle antiétatique et anticapitaliste ? Est-ce juste une expérience qui peut être ignorée pendant l’état de guerre, alors que les Kurdes acceptent volontairement de combattre un ennemi qui a été, soit dit en passant, effectivement créé par l’Occident ?
Il est absolument vrai que les États-Unis et les puissances européennes feront tout ce qu’ils pourront pour renverser la révolution. Cela va sans dire. Les personnes avec qui j’ai discutées étaient toutes bien conscientes de cela. Mais elles ne font pas une grande différenciation entre les dirigeants des puissances régionales comme la Turquie ou l’Iran ou l’Arabie saoudite et ceux des puissances euro-américaines comme la France ou les États-Unis. Elles considèrent qu’ils sont tous capitalistes et étatistes et donc antirévolutionnaires, qui dans le meilleur des cas, peuvent être convaincus de les tolérer, mais qui dans le fond ne seront jamais de leur côté.
Ensuite, il y a la question encore plus compliquée de la structure de ce qu’on appelle ‟la communauté internationale”, le système mondial d’institutions comme l’ONU ou le FMI, les grandes entreprises, les ONG, les organisations de droits de l’homme sur ces questions, qui toutes supposent et justifient une organisation étatiste, un gouvernement qui peut adopter des lois et qui dispose d’un monopole de l’exécution coercitive de ces lois. Il y a un seul aéroport dans le Cizîrê et il est toujours sous le contrôle du gouvernement syrien. Les Kurdes pourraient le prendre facilement, à tout moment, disent-ils. La raison pour laquelle ils ne le font pas, c’est parce que : Comment un non-État peut-il faire fonctionner un aéroport de quelque façon que ce soit ? Tout ce qui se fait dans un aéroport est soumis à des réglementations internationales qui supposent un État.
As-tu une réponse à la question : pourquoi l’EI est si obsédé par Kobanê ?
Ils ne peuvent pas être vus perdant une telle bataille. Toute leur stratégie de recrutement est basée sur l’idée qu’ils sont un rouleau compresseur imparable, et leurs victoires continuelles sont la preuve qu’ils représentent la volonté de Dieu. Pour eux, être vaincus par une bande de féministes serait l’humiliation suprême. Tant qu’ils se battent encore dans Kobanê, ils peuvent affirmer que les allégations des médias sont des mensonges et qu’ils avancent vraiment. Qui peut prouver le contraire ? S’ils se retirent, c’est qu’ils auront dû admettre leur défaite.
As-tu un avis sur ce que Tayyip Erdoğan et son parti essaient de faire en Syrie et au Moyen-Orient plus généralement ?
Je ne peux que le supposer. Il semble qu’il a troqué une politique anti-kurde et anti-Assad contre une stratégie presque purement anti-kurde. À maintes reprises, il a montré qu’il était prêt à s’allier avec les fascistes pseudo-religieux pour attaquer les expériences du PKK inspirées par la démocratie radicale. De toute évidence, comme Daesh (Etat Islamique) eux-mêmes, il voit ces expériences comme une menace idéologique, peut-être la seule véritable alternative idéologique présente actuellement à l’horizon, réelle et viable, à la droite islamiste, et il fera tout pour la détruire.
D’un côté, il y a le Kurdistan irakien placé sur un terrain idéologique très différent en termes de capitalisme et sur la notion d’indépendance. De l’autre, il y a cet exemple alternatif du Rojava. Et il y a les Kurdes de Turquie qui essaient de soutenir un processus de paix avec le gouvernement… Comment vois-tu personnellement l’avenir des Kurdistan à court et à long termes ?
Qui peut le dire ? Pour le moment les choses semblent étonnamment bonnes pour les forces révolutionnaires. Le KRG a même dû renoncer au fossé géant qu’ils construisaient le long de frontière avec le Rojava après que le PKK soit intervenu pour sauver efficacement Erbil et d’autres villes de l’EI au mois d’août dernier. Une personne du KNK (Conseil national kurde) m’a dit que cela a eu un effet très important sur la conscience populaire là-bas ; qu’un seul mois a été équivalent à 20 années de conscientisation. Les jeunes ont été particulièrement frappés par la façon dont leur propre peshmergas se sont enfui au lieu de combattre alors que les femmes soldats du PKK ne l’on pas fait. Cependant, il est difficile d’imaginer comment le territoire du KRG sera révolutionné dans un avenir proche. Aucune des puissances internationales ne le permettra.
Bien que l’autonomie démocratique ne semble pas être clairement sur la table des négociations en Turquie, le mouvement politique kurde a travaillé dessus, en particulier sur le plan social. Ils essaient de trouver des solutions en termes juridiques et économiques pour des modèles possibles. Lorsque nous comparons disons la structure de classe et le niveau du capitalisme dans l’Ouest du Kurdistan (Rojava) et le Kurdistan du Nord (Turquie), que penses-tu des différences entre ces deux luttes pour une société anticapitaliste – ou pour un capitalisme minimisé comme ils le décrivent ?
Je pense que la lutte des Kurdes est très explicitement anticapitaliste dans les deux pays. C’est leur point de départ. Ils se sont arrangés pour parvenir à une sorte de formule : on ne peut pas se débarrasser du capitalisme sans éliminer l’État, on ne peut pas se débarrasser de l’État sans se débarrasser du patriarcat. Cependant, la situation en termes de classes est assez simple pour les Rojavans parce que la vraie bourgeoisie, telle qu’elle était dans cette région surtout agricole, est partie avec l’effondrement du régime du parti Baas. Ils auront un problème à long terme s’ils ne travaillent pas sur le système éducatif pour s’assurer qu’une strate de technocrates développementalistes n’essaiera pas au final de prendre le pouvoir, mais en attendant, il est compréhensible qu’ils se concentrent davantage sur les questions immédiates de genre. Pour la Turquie, je n’en sais pas autant, mais j’ai la sensation que ces questions sont beaucoup plus compliquées.
En ces jours où les peuples du monde ne peuvent plus respirer pour des raisons évidentes, est-ce que ton voyage dans le Rojava t’a stimulé pour l’avenir ? Quel est selon toi le ‟médicament” pour que les gens respirent ?
C’était remarquable. J’ai passé ma vie à penser à la façon dont nous pourrions être capables de réaliser des choses comme ça dans un futur assez éloigné et la plupart des gens pensent que je suis un fou d’imaginer que cela puisse arriver un jour. Ces gens du Rojava sont en train de le faire en ce moment. S’ils démontrent que cela peut être fait, qu’une société véritablement égalitaire et démocratique est possible, cela va complètement transformer la sensation des gens sur les possibilités humaines. Moi-même, je me sens rajeuni de dix ans après avoir passé seulement 10 jours là-bas.
Quelle scène de ton votre voyage au Cizîrê vas-tu garder en mémoire ?
Il y a eu tant d’images frappantes, tant d’idées. J’ai vraiment aimé la disparité entre l’apparence des gens et les choses qu’ils disaient. Vous rencontrez un gars, un médecin, il ressemble un type de l’armée syrienne un peu effrayant dans une veste en cuir, avec une expression austère. Ensuite, vous lui parlez et il explique : « Eh bien, nous pensons que la meilleure approche en matière de santé publique est préventive, la plupart des maladies sont causées par le stress. Nous pensons que si nous réduisons le stress, le niveau des maladies cardiaques, le diabète, même le cancer va diminuer. Donc notre projet ultime est de réorganiser les villes pour qu’elles aient 70% d’espaces verts… » Il y a tous ces schémas, fous et brillants. Mais ensuite, vous rencontrez le médecin suivant et il explique comment à cause de l’embargo turc, ils ne peuvent même pas obtenir des médicaments ou de l’équipement de base, que tous les patients dialysés qu’ils n’ont pas pu sortir clandestinement de la région sont morts… Ce décalage entre leurs ambitions et leurs circonstances incroyablement difficiles. Et … La femme qui était en fait notre guide était une vice-ministre des Affaires étrangères nommée Amina. À un moment donné, nous nous excusons du fait que nous n’avions pas été capables d’apporter de meilleurs cadeaux et d’aider les Rojavans qui souffrent en raison de l’embargo. Et elle nous a dit : « En fin de compte, ce n’est pas très important. Nous avons la seule chose que personne ne pourra jamais vous donner. Nous avons notre liberté. Vous non. Nous souhaitons seulement qu’il existe une certaine façon par laquelle nous pourrions vous la donner. »
On te reproche parfois d’être trop optimiste et enthousiaste sur ce qui se passe dans le Rojava. L’es-tu vraiment à ce point ? Ou bien, ceux qui te critiquent passent-ils à côté de quelque chose ?
Je suis de tempérament optimiste, je cherche des situations qui portent une certaine promesse. Je ne pense pas qu’il y ait la moindre garantie que cela, au final, va fonctionner, ne sera pas écrasé. Mais cela échouera certainement si tout le monde décide à l’avance qu’aucune révolution n’est possible et refuse d’apporter un soutien actif, ou même, consacre ses efforts à l’attaquer ou à accroître son isolement, comme beaucoup le font. S’il y a quelque chose dont je suis conscient, et pas d’autres, c’est peut-être le fait que l’histoire n’est pas terminée.
Les capitalistes ont fait de puissants efforts ces 30 ou 40 dernières années pour convaincre les gens que les arrangements économiques actuels – même pas le capitalisme, mais cette forme particulière, financiarisée, semi-féodale du capitalisme que nous connaissons aujourd’hui – est le seul système économique possible. Ils ont consacré plus d’efforts à cela que dans ce qu’ils ont fait pour créer un système capitaliste mondial viable. En conséquence de quoi, le système s’effondre tout autour de nous au moment même où tout le monde a perdu la capacité d’imaginer quelque chose d’autre. Je pense qu’il est assez évident que, dans 50 ans, le capitalisme sous quelque forme qu’il sera possible de le reconnaître, et probablement sous n’importe quelle forme, aura disparu. Quelque chose d’autre l’aura remplacé. Ce quelque chose pourrait ne pas être mieux. Cela pourrait être encore pire. Il me semble pour cette raison même qu’il est de notre responsabilité, en tant qu’intellectuels, ou juste comme êtres humains réfléchissants, d’essayer au moins de penser à quoi ce quelque chose de mieux pourrait ressembler. Et s’il y a des gens qui essaient effectivement de créer cette chose meilleure, c’est de notre responsabilité de les aider.
(Cette interview a été publiée en turc par le quotidien Evrensel)
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Source traduite en anglais : ici
Traduction française : OCLibertaire
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